Chapitre XI
Pendant ce temps, dans sa chambre, Violette cherchait désespérément quelque chose. Tout le problème était qu’elle ne savait pas quoi.
Elle avait noué ses cheveux d’un ruban, pour bien dégager ses yeux. C’était le signe, nous le savons, qu’elle voulait réfléchir à son aise. Or il y avait urgence : il fallait inventer quelque chose, et vite.
La valise de Stephano. Quand Klaus avait parlé de cette valise, un voyant s’était allumé dans la tête de Violette. Oui, s’il existait des preuves de la duplicité de Stephano, ces preuves ne pouvaient se trouver que dans cette damnée valise.
Fort bien, mais comment ouvrir celle-ci ? Elle était fermée d’un cadenas !
Ici, je vous dois un aveu. Si je m’étais trouvé à la place de Violette (et non sur le yacht de mon ami Bela, en train de rédiger ce chapitre), je crois que j’aurais renoncé. Ouvrir une valise cadenassée en moins de dix minutes chrono ? Non, je me serais roulé par terre, en injuriant ce bas-monde où les choses vont si souvent de travers.
Par bonheur pour les enfants Baudelaire, Violette était d’une autre trempe. Elle parcourut sa chambre d’un regard résolu, à la recherche d’un objet pouvant se révéler utile. À vrai dire, l’endroit manquait de fournitures pour inventeur sérieux. Pinces, tournevis et autres alliés du bricoleur logeaient dans le Laboratoire aux serpents, sous l’établi de l’oncle Monty.
Le regard de Violette glissa sur le papier punaisé au mur, sur l’unique croquis qu’elle avait trouvé le temps d’ébaucher, puis sur le lampadaire grâce auquel elle avait travaillé, le premier soir…
Alors ses yeux tombèrent sur la prise électrique, et une idée germa dans sa tête.
Nous savons tous, bien sûr, qu’il ne faut jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais, au grand jamais, jouer avec l’électricité. Jamais. Pour une raison bien simple : on risque de se faire électrocuter, ce qui est non seulement mortel, mais de surcroît détestable. Les seules personnes au monde qui puissent s’autoriser ce genre de manipulation sont les électriciens de métier, et – par exception – Violette Baudelaire. Et encore, même Violette Baudelaire retint son souffle et fit très très attention en débranchant le lampadaire.
Ensuite, priant tout bas Klaus et Prunille de retenir les adultes encore un moment, elle se hâta de démonter la prise – celle du lampadaire, pas la prise murale, si bien qu’elle ne risquait plus l’électrocution. À force de tirailler sur les broches, elle finit par les extirper du boîtier. Elle avait à présent deux petites longueurs de métal, un peu courtes pour ce qu’elle voulait en faire, mais il lui faudrait s’en contenter. Puis elle arracha du mur une punaise, laissant le papier s’enrouler mollement sur lui-même, et, s’aidant de la pointe, s’efforça de tordre les broches de manière à les crocheter l’une dans l’autre. Cela fait, elle enfonça la punaise entre les deux parties, laissant saillir la pointe. Le résultat était un petit tortillon de métal auquel nul n’aurait prêté attention s’il avait traîné sur le trottoir, et pourtant il s’agissait là, sous une forme rudimentaire, d’un outil très prisé de certains : un rossignol, ni plus ni moins.
Un rossignol, lorsqu’il ne chante pas et n’est pas non plus une marchandise invendable, c’est une sorte de passe-partout avec lequel crocheter les serrures dont on n’a pas la clé. Les rossignols de cette espèce font le bonheur des cambrioleurs et des détenus en mal d’évasion, mais pour une fois l’un d’eux était entre des mains honnêtes : celles de Violette Baudelaire.
Son rossignol dans la paume (et tous les doigts de l’autre main croisés), Violette redescendit sans bruit. Sur la pointe des pieds, elle passa devant la grande porte du Laboratoire aux serpents et se coula dehors, priant le ciel pour que son absence reste inaperçue encore un moment. Sans un regard pour la voiture du Dr Flocamot, dans laquelle on devinait la silhouette de l’oncle Monty, elle marcha droit vers le tas de bagages.
Les premières valises étaient celles des enfants Baudelaire, et Violette connaissait leur contenu : d’horribles vêtements achetés par Mrs Poe, tous de couleur hideuse, et qui grattaient horriblement. L’espace d’une seconde, à la vue de ces valises, Violette se prit à songer à sa vie d’avant l’incendie, sa vie heureuse avec voyages et vacances, et il lui fallut un gros effort pour se concentrer sur la mission en cours.
Elle s’agenouilla devant la valise de Stephano, saisit le cadenas chromé, respira un grand coup et enfonça son rossignol dans le trou de la serrure.
L’outil pénétra sans résistance mais, lorsqu’elle voulut le faire tourner, il se contenta de crisser. Bon. Il allait falloir y aller doucement, ou cela ne marcherait jamais. Violette ressortit son rossignol et le suça pour l’humecter ; la saveur acidulée du métal lui arracha une grimace. Elle l’enfonça de nouveau dans la serrure. Il se tortilla un peu, puis se bloqua.
Violette retira son crochet de la serrure et réfléchit avec fièvre. Elle renoua le ruban dans ses cheveux. C’est alors qu’elle éprouva une sensation familière, comme un chatouillis dans la nuque : la sensation d’être épiée.
Elle jeta un coup d’œil en arrière ; rien d’autre que les haies serpents. Un coup d’œil sur la gauche ; rien d’autre que le chemin qui descendait vers la route des Pouillasses. Un coup d’œil sur la droite ; rien d’autre que la maison, et la grande serre attenante.
Rien d’autre ? Si. L’intérieur du Laboratoire aux serpents ! Violette n’y avait jamais songé mais, presque aussi clairement qu’on pouvait voir le dehors du dedans, on pouvait voir le dedans du dehors ! Par exemple, à l’instant même, à travers les rangs de cages, Violette avait vue sur Mr Poe qui sautait comme une puce. Vous et moi savons, bien sûr, que Mr Poe était aux cent coups à la vue de la mégavipère entortillée autour de Prunille. Mais pour Violette, c’était bon signe ; Klaus et Prunille avaient encore la situation bien en main. Et cette sensation d’être épiée, alors ? Violette regarda mieux et comprit : un peu à droite de Mr Poe, Stephano avait les yeux braqués sur elle.
Elle eut un choc. D’une seconde à l’autre, il allait inventer un prétexte pour foncer dehors. Et elle n’avait toujours pas ouvert cette valise ! Et cet idiot de rossignol qui refusait de fonctionner !
Alors ses yeux tombèrent sur ses mains, noircies par ses travaux de serrurier, des mains qui auraient bien mérité un passage au lavabo.
Et, d’un coup, une idée lui vint.
Elle sauta sur ses pieds. Comme une flèche elle regagna la maison, se rua dans la cuisine. Renversant une chaise dans sa hâte, elle saisit le savon de l’évier et en frotta son rossignol, jusqu’à l’enrober d’une épaisse couche glissante. Le cœur tambourinant, elle ressortit en trombe, non sans un coup d’œil vers le Laboratoire aux serpents. Stephano y était encore, en train d’expliquer quelque chose à Mr Poe (en train de se vanter d’être un expert en serpents, mais Violette n’avait aucun moyen de le savoir).
D’un bond, elle regagna la valise noire, s’agenouilla dans l’herbe et introduisit derechef son rossignol dans la serrure. Cette fois, il effectua un tour complet – et se cassa net en deux ! Violette se retrouva avec une moitié de rossignol en main, l’autre resta plantée dans la serrure comme un vieux chicot. Fichu.
Au désespoir, Violette ferma les yeux. Puis elle voulut se redresser et prit appui sur la valise. Alors, à sa stupeur, le cadenas sauta de lui-même. La valise bascula, s’ouvrit comme une huître et répandit son contenu dans l’herbe.
Saisie, Violette recula d’un pas. Le rossignol, durant son tour complet, avait dû déverrouiller le cadenas ! Même les plus malchanceux ont leurs instants de veine inouïe.
Trouver une aiguille dans une meule de foin, comme chacun sait, relève du miracle. La raison en est qu’une meule de foin contient des tas de choses, et que l’aiguille n’est que l’une d’elles. En revanche, si l’on cherche seulement quelque chose dans une meule de foin, quelque chose de non précisé, autrement dit n’importe quoi, on a toutes les chances de trouver. On trouve de tout, dans une meule de foin – en plus du foin, naturellement : des insectes, des petits cailloux, des outils perdus, voire un vagabond endormi, une poule qui couve. Lorsque Violette, sans perdre une seconde, se mit à farfouiller dans le fatras, c’était un peu comme si elle cherchait n’importe quoi dans une meule de foin, puisqu’elle ne savait pas ce qu’elle espérait trouver. Il lui fut donc aisé de repérer divers objets du plus haut intérêt : une fiole de verre avec bouchon hermétique, comme on en trouve dans les Laboratoires ; une seringue avec son aiguille, de celles dont on fait les piqûres ; une petite liasse de papiers ; une carte avec tampon officiel ; un nécessaire de maquillage avec poudre et fond de teint ; et un petit miroir à main.
Quelques secondes suffirent à Violette pour extraire ses trouvailles du fouillis de linge sale déversé, en compagnie d’une bouteille de vin. Ces objets, elle n’eut pas à les examiner longtemps ; déjà, dans sa tête, le puzzle se mettait en place. Alors son visage s’éclaira. Pour elle, c’était aussi beau que les rouages d’une machine bien huilée.